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11.12.2008

Texte pour chemin à débroussailler (à moins que ce ne soit l’inverse)

Voici le texte de l'intervention de Christophe Blandin-Estournet, lors des Rencontres-cénacle-laboratoire des 4 et 5 septembre 2007 au Nombril du monde, à Pougne-Hérisson. Christophe Blandin-Estournet est directeur du festival Excentrique (région Centre), ancien responsable de la programmation Arts du Cirque, Rue et Marionnette au Parc de la Villette.

Lorsque l’équipe du Nombril du Monde m’a demandé de réfléchir à une intervention sur l’objet artistique des « arts du chemin », il m’a semblé nécessaire d’étudier divers pistes (une autre forme de chemin !), quitte à les abandonner en route :

La légitimité territoriale homonymique (politiquement correcte) avec les jardins de souche
En ces temps d’identité nationale et de références ADN, quelle ne fut pas ma surprise de constater parmi les membres fondateurs de votre réseau, l’absence des Chemins authentiques, car estampillés par l’autorité en la matière l’IGN ; en l’occurrence je n’en ai trouvé que trois :
Chemin, en Haute-Marne (Champagne-Ardenne),
Chemin, dans le Jura (Franche-Comté),
Chemin, Ambrières-les-Vallées, en Mayenne (Pays de la Loire).

L’exotisme
En japonais le chemin, la voie se dit « do », suffixe que l’on retrouve régulièrement associé aux arts martiaux (kendo, aïkido, judo…). Là encore, sans préjuger de la sagesse zen des animateurs du réseau des arts du chemin, je ne poursuivis pas cette piste.

Alors plus simplement je me suis rapproché de mon dictionnaire pour préparer ces journées, et tenter un point de vue personnel sur ces « arts du chemin », puisque tel est le titre de notre rencontre et leur éventuelle pertinence :

> chemin (nom masculin) Passage, voie assez étroite et non-revêtue, à la campagne généralementDistance à parcourir. qui sépare un lieu d'un autreDirection à suivre, itinéraire • [sens figuré] Moyen d'arriver à un résultat. Ce qui conduit à atteindre un but.
> cheminer (verbe intransitif) Marcher, faire du chemin.• Avancer régulièrement (pour une idée, un sentiment...)

Dans les échanges avec les organisateurs de ce cénacle ou dans les documents circulant sur le sujet, il est fait régulièrement référence aux arts de la rue. S’il me parait souhaitable d’avoir une connaissance de ce secteur de la création artistique, les arts du chemin n’en doivent pas pour autant négliger les autres formes du spectacle vivant, des arts visuels ou de la performance. En effet s’il est une particularité à retenir c’est davantage celle de la création in situ, sur laquelle nous reviendrons plus tard, qui ne se limite pas aux seuls Arts de la rue.

Je ne reviendrai pas sur le débat éculé quant à la définition des arts de la rue ou des arts dans la rue… D’autant que l’enjeu se trouve (comme dans d’autres champs artistiques) dans le fondement même du spectacle vivant : mise en présence simultanée d’un public et d’une œuvre, à travers le jeu d’interprètes. Certaines formes marquent la limite stricte de cette définition, comme des performances de plasticiens (L’électrocardiogramme de Boulevard Blanqui par Alain Sonneville et Pierre Claude de Castro, qui accueillaient le public dans une vitrine pour procéder à un relevé cardiaque vendu à la criée) ou certaines mises en scène sans comédiens (Les aveugles par Denis Marleau, spectacle où l’interprétation des rôles est tenue par des projections d’images de visages sur des masques …).
De ce point de vue les arts de la rue ont présenté, dans un premier temps, un intérêt majeur celui d’interroger, voire de bousculer les termes mêmes de cette définition : qu’est ce qui fait public ? quelles formes doit recouvrir une œuvre ? quelles seraient les conventions irréductibles du spectacle ?


Mais le propre d’une avant garde est de produire son classicisme, même (et surtout ?) pour des mouvements à forte revendications de rupture (les révolutions annoncées…). De part ses modalités propres de développement, une bonne partie des arts de la rue n’ont pas échappé à cette altération des remises en cause originelles, comme l’illustrent par exemple :
la diffusion, essentiellement assurée par des festivals « monomaniaques », a fini par entraîner une convention où le public n’est plus la population. Ainsi pour certaines propositions (Parfait état de marche de Pierre Pilatte), quel devient le sens d’une telle intervention, avec un public venu majoritairement assister à un « événement spectaculaire » ?
la simple transposition de propositions conventionnelles de spectacles dans l’espace public (Les petits contes nègres de Royal de Luxe) : rapport frontal scène-salle, voire gradinage, billetterie, horaire de la représentation….

Donc le simple fait d’investir l’espace public n’y suffit pas.
Au passage cet espace posé de manière évidente comme étant public, a sérieusement tendance à l’être de moins en moins public, comme l’illustrent ces quelques exemples de restriction publique de cet espace (faisant abstraction de tout jugement de valeurs quant à la pertinence de la démarche) :
au plan individuel : fermeture ou neutralisation d’une voie de circulation pour l’organisation d’un évènement privé : tournage d’un film…),
au plan collectif : parcours négociés, souvent imposés, pour des manifestations de groupes,
au plan juridique : concessions attribuées à des entreprises privées (gestion des parcs et stationnements, terrasses des bars…),
au plan des libertés individuelles : développement des nouvelles technologies (surveillance vidéo des villes et voies de circulation…), traçabilité des parcours (modes de règlement par carte bancaire ou suivi des appels téléphoniques, bracelets électroniques…) ; autant d’évolutions qui interrogent sur ce qu’il reste d’un anonymat qui caractérisait aussi l’espace dit public.

Mais bien plus que la question d’un espace (salle, rue, chemin…), reste celle de l’adéquation entre l’expression d’un geste artistique et son contexte. La simple transposition d’une œuvre dans un contexte différent ne garantit pas la pérennité de sa pertinence artistique. Aussi, bien plus que de raisonner en termes de secteurs, de lieux ou de spécialités… ; il y a un véritable enjeu artistique autour des créations en site spécifique. Il faut entendre site spécifique, dans sa plus grande acception : paysage, monument ou contextes social, économique ou culturel. Et c’est de ce point de vue qu’il me parait intéressant d’aborder les arts du chemin et les projets qui s’y développent, comme autant de créations en site spécifique.

Force est de constater que nous sommes aujourd’hui dans une société de la fragmentation…. :
- temps (rares sont les personnes n’ayant connu qu’une seule activité ou qu’un seul employeur, lors de leur vie professionnelle…),
- espace (peu de gens naissent, vivent et meurent au même endroit…)
- famille (développement des familles recomposées ou monoparentales…)
- appartenance (les modes de communications et de transports actuels permettent aux immigrés de vivre pleinement ici, tout en restant en prise réelle avec leur pays d’origine),
- technologique (amorcée dès l’origine du capitalisme, le cloisonnement des technologies atteint un point d’orgue(?) autant pour des raisons d’efficacité et de performances que par approfondissements des spécialités) …
…….. d’où la nécessité de la recomposition et du lien
De ce point de vue, seuls l’art et la philosophie permettent encore une lecture globale du monde au sens des humanités.

Comment ne pas noter le paradoxe d’un monde qui se fragmente, au moment même où il se globalise :
il n’a jamais été aussi facile de voyager (le global comme maîtrise des codes) et difficile de circuler (les immigrés comme fragment)
au moment où plus aucune culture autochtone n’est à découvrir (global), ressurgissent les attitudes communautaires (fragment)…

Curieuse chose que ces sociétés qui sont censées avoir accès à tout (globalisation, NTIC…), et qui semblent manquer de l’essentiel (retour à des formes plus ou moins dévoyées du spirituel). Citation prémonitoire de Claude Mauriac (à propos de Moderato Cantabile), qui en 1958 écrivait : « La difficulté matérielle de vivre distrait l’immense majorité des hommes de la difficultés d’être ».

Comme Henri Mandras évoquait La fin des paysans (Poche Babel), serions nous en train de vivre la fin des chemins ? Alors il ya aurait nécessité, voire urgence, à organiser un art du chemin au sens de la conservation patrimoniale de la chose !
A l’instar des terrains vagues disparus des villes, qui ont marqué l’abandon, par nos sociétés sécuritaires (concept du risque zéro), d’un lieu de la salissure et du risque, au profit de parcs de jeux sécurisés et de parcours sportifs balisés ; ne serions-nous pas en train de perdre le chemin comme mode liaison archaïque, au profit de voies de circulation encadrées et formatées (sentiers de Grande Randonnée, Chemin de St Jacques de Compostelle,…). Cette seule réponse muséale, par des chemins balisés, suffirait elle ?

Pour reprendre cet aller retour du global au fragment, je rappellerai quelques informations afin de baliser le chemin broussailleux de ma réflexion :
- il y a une dizaine d’années 80 % de la population française vivait sur 20 % du territoire, et la DATAR de l’époque prévoyait que 90 % de la population vive sur 10 % du territoire à l’horizon 2010 ?
- en 2007, nous avons passé un cap puisque plus de 50 % de la population mondiale vit en milieu urbain
Ces évolutions démographiques et géographiques (rapport urbain-rural) nous amènent à traiter du territoire, dont la rue et le chemin sont deux paramètres possibles (mais pas les seuls) ; et plus particulièrement la conscience ou la définition que l’on se fait de son territoire.

La crise des banlieues, aux confins des années 70 et 80, est un événement révélateur plus que déclenchant : on découvrait l’état d’isolement et de délabrement d’une partie de la société française (conditions dégradées de l’urbanisme, dilution du lien social, rupture du principe de continuité du service public, …). Métaphoriquement, plus qu’une réponse les arts de la rue, (comme champ artistique, et non pas terrain d’intervention sociale), ont souligné cet état sociétal (Palace à Loyer Modéré d’Ilotopie, Le caresseur public…). Une fois encore, il a fallu attendre de se trouver au coeur d’une crise grave, pour l’intégrer comme question de société. L’art, comme souvent, vint éclairer ce moment particulier où la négation de la dimension essentielle de la cité (le vivre ensemble) n’a jamais été poussée aussi loin (un urbanisme de la relégation sociale). Ainsi, peut-on voir dans les arts de la rue, une avant-garde (éclairée ?) se saisissant du territoire urbain pour le revisiter.

A l’image de cette crise, qui devait donner naissance à la Politique de la Ville, je pense qu’une part du territoire citoyen français est en grande détresse aujourd’hui, et plus encore demain. Sans l’évidence concentrationnaire des banlieues, de façon plus diffuse et discrète, je pense que le milieu rural est entré très profondément en crise. Isolé, vieillissant, en rupture de services (à commencer par le service public)…, le monde rural n’existe souvent plus qu’artificiellement (rurbains, résidences secondaires…). Devra-t-on attendre des événements révélateurs (quelles formes prendraient une crise des campagnes ?) pour se saisir de ce problème ? En pleine recomposition de la PAC (Politique Agricole Commune) européenne, à quand, une politique rurale qui ne se limiterait pas à la simple gestion agricole du territoire ? Quand cette crise latente peu intégrée politiquement, sera-t-elle traitée comme un phénomène sociétal de fond ? A quand l’élaboration d’une Politique de la Ville adaptée au nouveau contexte rural ?

Mais, face à cette vision pessimiste, je ne doute pas de la capacité humaine à réagir, selon des modalités, que fort heureusement j’ignore, en grande partie.
Une lueur d’espoir particulière toutefois : les arts du chemin ! Et si portés par une avant-garde, ces arts du chemin se saisissaient de ce territoire comme la plus belle des réponses : faire lien, lien entre les individus, lien entre les territoires, lien entre les idées… Faire lien, au-delà de stricts chemins physiques estampillés par un réseau ad hoc, en embrassant les chemins dans leur diversité et leurs richesses : du rural à l’urbain, du matériel au spirituel, et bien sur le chemin de l’altérité.Enfin, concernant la fragmentation, maintes fois évoquée dans ce texte, je constate que les arts du chemin y participent à leur manière, en proposant un genre supplémentaire. Persuadé que des scissions ne manqueront pas de voir le jour, je propose d’ores et déjà la constitution de comités clandestins pour l’instauration des arts de la rive, des arts du vallon, des arts du champ, des arts de la berge, des arts de la Schtroumpfette… ou encore des arts du chemin faisant.

Bonne route à vous tous !

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